Casa Malaparte

Les faits remontent au printemps 1938. C’était l’époque de Prospettive, la revue que nous avions fondée une année auparavant avec Malaparte. Après les séances de rédaction, nous avions pour habitude de nous retrouver chez lui, dans sa maison de la via Appia. Malaparte nous y accueillait toujours très chaleureusement. Nous y passions nos jeudis après-midi en compagnie d’artistes de l’avant-garde italienne et internationale. C’est ainsi que je fis la rencontre d’Adalberto Libera.

Chef de file du mouvement rationaliste italien, Libera avait rédigé dans le premier numéro de notre revue en 1937 un article sur le sens de l’architecture moderne. En marge de ces activités, Malaparte lui avait confié les plans de sa maison qu’il souhaitait construire au bord de la mer, à Capri. Libera venait alors de remporter le concours pour le futur Palais des Congrès de l’Exposition Universelle de Rome 42 ce qui faisait de lui l’un des architectes les plus en vues du moment.

Je revois encore, ce jour-là, Libera tenant sous le bras les rouleaux de plans de son projet pour la casa Malaparte et les étalant sur la grande table de rédaction, exposant avec enthousiasme sa théorie sur l’habitation rationaliste. La maison de Malaparte était conçue comme un archétype de la maison rationnelle. L’habitation doit avant tout être efficace et correctement dimensionnée, affirmait-il. La composition du plan et des façades découle strictement du programme d’habitation et la distribution doit satisfaire ces mêmes principes de logique compositionnelle.

Malaparte, d’abord resté pensif et silencieux devant cette architecture impersonnelle dans laquelle il ne se reconnaissait pas, coupa court: « Voyez-vous Libera, je crains qu’il n’y ait malentendu. Lorsque je vous ai commandé une maison, c’était dans l’idée que vous conceviez une maison pour moi et moi seul, non pas pour un hypothétique homme « rationnel ». Votre architecture impose son homme et je n’en veux pas. A vrai dire, je veux une maison qui me ressemble, qui soit mon portrait autant que ma biographie. Je veux qu’en entrant dans cette maison, l’espace embrasse mes amis et leur souhaite la bienvenue. Je veux que chacun qui y vivra se sente comme à l’intérieur de moi. Cette maison doit parler au cœur des hommes. »

Il faisait de cette maison un autoportrait en pierre. Elle devait être un symbole de sa modernité à sa façon, le reflet même de son désir de la mise en scène, de son goût de la provocation. Sa maison, il l’a voulait brute, vraie, authentique, à son image.

Libera, qui avait du déceler un trait de caractère romantique chez son client, tentait de se justifier : – Vous savez Monsieur Malaparte, une architecture moderne ce n’est pas un catalogue de souvenirs. Laissez-moi vous expliquer…
Sur ces mots Malaparte coupa net :
– Vous n’avez rien à m’expliquer ! Je ne veux pas d’une maison en série, impersonnelle, déshumanisée. Une maison hors sol, qui ne tienne pas compte d’un lieu, d’une géographie, des hommes qui la vivront. Voyez vous-mêmes l’approximation des coupes de terrain! Cette maison pourrait être bâtie de la même façon à Palerme ou à Milan. Ma maison sera bâtie sur un rocher; aussi je veux que la maison fasse corps avec le rocher. Sa situation particulière exige un traitement particulier. La maison doit pour ainsi dire précéder la nature, épouser son espace et aimer la nature telle qu’elle est. Vous n’y entendez rien Libera. C’est la maison qui fait le paysage.
Alors que Malaparte monopolisait la parole, Libera tenta de rétablir le dialogue :
– Voyons, vous déraisonnez ! Vous semblez ignorer que l’architecture obéit à des règles strictes, les tracés régulateurs amènent l’ordre dans l’habitation. Le programme définit pour chaque espace une juste mesure, il s’agit de satisfaire des logiques de composition. L’époque exige le recours à l’ordre et l’architecture doit être le reflet de son temps. On ne s’improvise pas architecte Monsieur Malaparte !
Malaparte fulminait devant ce crédo rationaliste, insensible à la seule chose qui compte dans la vie, comme si l’homme devait y perdre son âme, ce lien primordial avec le cosmos. Excédé, Malaparte avait fini par renvoyer Libera, comme il le faisait régulièrement avec ses éditeurs lorsqu’il était contrarié.

C’est ainsi que par la force des choses Malaparte s’improvisa architecte, n’ayant que mépris pour les architectes tout juste bons, selon lui, à déposer des demandes d’autorisation, régler des détails techniques et apposer avec fierté leur nom au bas leurs plans.

*   *   *   *   *

Au printemps suivant, je devais retrouver Malaparte à Capri, où il m’avait invité à passer quelques jours dans la pension d’une amie. Il rentrait d’une campagne militaire de trois mois en Afrique et nous devions préparer les prochaines éditions de Prospettive dont le succès dépassait nos espérances. Durant son absence, Mme Pellegrini, secrétaire de la revue, s’était occupée du suivi de chantier de la maison. Malaparte de retour en Italie n’avait pas perdu une seconde pour se rendre à Capri et suivre sur place l’avancement des travaux.

Une fois débarqué, j’ai pris le funiculaire pour le rejoindre sur la Piazzetta où il m’attendait. Il m’avait donné rendez-vous dans un café où il avait ses habitudes. Sitôt après le déjeuner, nous nous sommes engagés sur un petit chemin cerné de murets et de grands arbres en fleurs qui devait nous conduire jusqu’au chantier. Malaparte était impatient de me montrer le coin de terre sur lequel il édifiait sa maison. Les travaux étaient déjà bien avancés et, si tout se passait bien, le gros œuvre serait terminé pour l’été. Nous nous mettions en marche.
– Des nouvelles de Libera ?
– Pensez-vous ! Il s’est totalement dégagé de ce mandat. Il refuse maintenant que son nom soit associé à cette maison…
Selon ses dires, il travaillait à présent avec le meilleur maçon de l’île sans intermédiaire.

Le site de la maison se trouvait loin du village, sur un coin désert de la côte, en vue de la presqu’île de Sorrente. Comme toujours, lorsque je voulais lui parler sans détours, j’avais besoin de solitude autour de nous. Cette marche me donnait l’occasion de l’interpeler sur les motivations véritables qui le guidaient à travers ce projet.
– Pourquoi venir vous isoler dans ce coin du monde ?
Il ne s’attendat visiblement pas à pareille question et hésita quelques instants avant de répondre :
– Et bien, cela vous paraîtra étrange mais, l’idée m’est venue à l’époque de mon confinement à Lipari, entre 1933 et 1935. Le régime m’avait contraint au silence. Cette fois, on me tenait pour de bon. C’était la négation de toute indépendance. Quand on a comme moi connu la prison en temps, été astreint à l’obéissance, privé de tout, sans pouvoir parlé à qui que ce soit… Je m’apercevais que, ayant été totalement libre dans ma vie, dans mes choix et mes actions, ma vie extérieure avait fini par empiéter sur ma vie intérieure. Liberté extérieure et liberté intérieure se gênaient mutuellement. Ainsi, en me supprimant l’une, on me rendait à l’autre et celle-ci prenait tout son prix. La prison, c’était le lieu idéal pour le contemplatif que j’étais. Avec la distance, cette période de ma vie m’apparaît comme une époque de liberté jamais éprouvée auparavant. Paradoxalement, je ne me suis jamais senti aussi libre, que lors de ma détention.
J’écoutais attentivement des confidences rares chez cet homme d’ordinaire si réservé.
– Le véritable lieu de naissance, voyez-vous, c’est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même. Et c’est en prison que je me suis véritablement rencontré moi-même, tel que je suis. Il me fallait trouver le moyen d’éprouver encore ce sentiment de liberté une fois que j’aurais été remis en liberté. Cette maison, je l’ai rêvée en prison.
Ces derniers mots, il me les avait dit doucement, avec gentillesse, comme si j’avais deviné quelque chose de son intimité.
– Vous savez que je ne suis pas un homme sociable. Je songe maintenant à organiser au mieux ma nouvelle existence dans cette splendide retraite de pierre, face à l’immense étendue.
Je voyais dans ses confidences enfin son vrai visage d’homme. Il était ce rétracté hypersensible déchiré entre le sentiment de son incapacité à s’adapter à ses semblables et la conscience de sa grande richesse intérieure.

Il me revient aujourd’hui les mots de sa préface de la Tête en fuite, « L’oiseau a dévoré sa cage ». Cette bâtisse si sévère, dure, austère, c’était son âme à l’état brut, décorsetée du carcan social. Il trouvait face à la mer qu’il contemplait l’intensité existentielle qu’il avait toujours poursuivie.
Après trente minutes de marche, nous étions arrivés. Nous nous engagions à présent dans un étroit sentier qui serpentait à travers les bosquets et les rochers en direction de la Punta Masullo. Le chemin était escarpé et fort dangereux. Il avait été aménagé à la hâte pour permettre le passage des hommes, des mules et des matériaux.
– Vivre ici, ça se mérite, pas vrai ! me lance Malaparte un brin malicieux.
Malaparte en était convaincu, l’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. Comme une initiation à l’effort et au sacrifice, on ne parvient à la maison qu’après avoir affronté la marche et enduré toute une série d’épreuves. La maison ne se donne pas au premier venu.

C’est alors que la maison m’est apparue. Surgissant parmi les roches brûlées de soleil, la carcasse de pierre et de béton gisait cinquante mètres en contrebas, solidement amarrée à son promontoire rocheux surplombant la Méditerranée. Dans son dépouillement sévère et brutal, elle me paru curieusement très belle, d’une beauté venue du fond des âges, en harmonie avec la mer scintillante et le ciel lumineux. Etrangement, cette beauté avait une expression contrainte et inquiète que je ne savais à quoi attribuer.

Niché dans ce lieu évocateur des paysages antiques de l’Odyssée, la maison tutoyait le sublime. Son panorama couvrait une étendue hors du commun : Voici la corniche de Positano et d’Amalfi ; voici le Golfe de Naples et le Vésuve ; voici la péninsule de Sorrente et les ruines antiques de Paestum. Capri était le lieu rêvé pour un écrivain. En ce lieu hors du temps, il éprouverait ce contact intense et vrai avec la nature comme nulle part ailleurs. Sauvage, dramatique, la nature s’exprimait ici dans toute sa force. Tous les éléments étaient ici convoqués à la table du poète.

Malaparte le disait lui-même en ces mots : « Nul lieu, en Italie, n’offre une telle ampleur d’horizon, une telle profondeur de sentiment. C’est un lieu, certes, propre seulement aux êtres forts, aux libres esprits. Car il est facile de se laisser dominer par la nature, d’en devenir l’esclave, de se laisser déchiqueter par ces crocs délicats et violents, de se faire engloutir par cette nature comme Jonas dans sa baleine. »

Ce rocher convenait bien à la solitude de l’écrivain. Loin des hommes, loin du monde. Solitaire, dominant l’étendue, intouchable, solide comme une casemate, la maison affleure le rocher, en épouse le profil. A la fois moderne et archaïque, sa forme familière et étrange fait penser à un autel sacrificiel et confère au lieu une dimension mystique.

Dans une nudité radicale, Malaparte voulait faire bloc avec cette terre. Au point d’engager son corps tout entier dans cette rencontre solennel avec le territoire. Malaparte goûtait la terre, la humait, la reniflait, jusqu’à s’en emplir la bouche pour en distinguer les saveurs et les parfums. Malaparte était désireux d’éprouver un rapport profond avec l’unité primordiale de la Nature.
– Construire, affirme-t-il, c’est collaborer avec la terre : c’est mettre une marque humaine sur un paysage qui en sera modifié à jamais. Construire c’est faire exister un paysage.

Nous retrouvions sur le chantier Arturo Amitriano, le maçon de l’île auquel Malaparte avait confié la construction de sa maison. Aidé de ses deux fils, Amitriano se révélait être un constructeur habile et consciencieux. Cela n’empêchait pas Malaparte d’affirmer, non sans fierté :
– Les plans de cette maison, je les ai tracé moi-même ! Cette maison, je l’ai conçue jusque dans ses moindres détails.

Sitôt arrivé sur le chantier, Malaparte s’affairait aux quatre coins de sa bâtisse, tantôt pour contrôler un détail, tantôt pour inventer une nouvelle ouverture dans la maçonnerie. Il concevait son projet pour ainsi dire en même temps qu’il le construisait. Conception et construction allaient de paire. Comme une épreuve d’écrivain sans cesse reprise, corrigée, raturée, Malaparte composait son œuvre par touches successives et changeait souvent d’avis. Le processus de conception se fondait pleinement dans l’acte de la construction. L’objet fini semblait moins l’importer que le processus créatif en lui-même. Ce qui comptait davantage à ces yeux c’était de faire, d’expérimenter, de tester des idées, de transfigurer les choses. Vous savez, Malaparte a toujours confondu la vie et l’œuvre. Son engagement littéraire, il le concrétisait dans sa vie. Son œuvre devait être autobiographique ; sa vie devait être son œuvre.

Il fallait le voir Malaparte, torse nu, avec ses jeunes maçons, tel le chef de guerre avec ses deux garibaldiens veillant à ce qu’ils creusent le fondement de sa maison comme on creuse une tranchée. Quoique que solitaire et individualiste, Curzio gardait une affection profonde, une nostalgie de l’esprit de corps qu’il avait éprouvé à l’armée. Peut-être les humains ne l’intéressaient-ils que dans l’effort ? Et alors qu’il énonçait toutes les nouvelles idées du jour, les maçons, sagement écoutaient leur maître. Aussitôt qu’il avait terminé de donner ses instructions, les ouvriers se mettaient à l’œuvre.

A la nuit tombante, je décidais de rentrer à la pension. Quant à Malaparte, il avait finalement décidé de camper sur place avec les maçons, tel un officier auprès de ses soldats. Fière, simple, sévère, généreuse, libre, nue, solitaire, ainsi Malaparte l’avait voulue sa maison. C’est la demeure d’un errant, d’un aventurier habitué à vivre sous la tente.

*   *   *   *   *

Quelques années plus tard, après la mort de Malaparte en 1957, je devais revoir Libera. Le cinéaste Jean-Luc Godard venait de réaliser une adaptation de mon roman Le Mépris pour laquelle la casa Malaparte avait servi de décor – je m’amusai de ce que chacun ignorait que l’auteur du roman fut personnellement lié à la demeure. Quoiqu’il en soit, c’est avec le film de Godard que le grand public a découvert la Casa Malaparte.

A l’occasion de la sortie du film, toute la bonne société de Capri avait été conviée sur la Piazzetta pour un cocktail dînatoire en l’honneur de Malaparte et de sa désormais célèbre maison. On reconnaissait parmi l’assistance de nombreuses stars de cinéma, de riches industriels entre autres personnalités notoires. Je fus pour ma part invité en tant qu’auteur du roman original – et familier de Capri – et Libera le fut au titre de concepteur de la maison que le cinéma venait de sublimer aux yeux du monde.

Durant son discours, le Maire de Capri fit l’éloge de l’architecte en ces mots :
– Nul doute que ce chef-d’oeuvre du rationalisme italien et de pureté formelle continuera d’inspirer des générations d’architectes et d’artistes du monde entier. C’est à Adalberto Libera, Mesdames et Messieurs, que nous devons cette création hors du commun. Libera, en grand architecte, s’est effacé devant son client, a su capter l’essence de sa personnalité et la traduire dans la pierre. Son œuvre, d’une rare intensité, touche pour ainsi dire au sublime. Si bien qu’à travers la pureté de ses lignes, c’est l’âme de Malaparte qui transparaît. Par le secours de l’architecture, l’écrivain est devenu immortel… Adalberto Libera, au nom de la Ville de Capri, j’ai le privilège de vous faire citoyen d’honneur !

Sous un tonnerre d’applaudissement, on vit la princesse Bourbon del Monte chuchoter à l’architecte :
– Mio caro ! On boude son plaisir ? Voyons, ces gens vous font honneur !
Libera lui répondit sans mot dire, d’un aimable sourire. Et il pensait en sourdine :
– M’être effacé devant Malaparte… C’est la meilleure! Ils n’ont donc rien compris ces imbéciles ! C’est Malaparte qui m’a effacé, oui ! Et dire que mon nom sera désormais associé avec ce « chef-d’oeuvre du rationnalisme italien » ! Que ne ferait-on pas pour la gloire ! Ces imbéciles… Des snobs, des prétentieux qui n’y connaissent rien. Toute cette clique ne m’inspire que mépris.